Cabanes, baraques, hangars…

Les paysages de Jacques Tison sont peuplés d’architectures qui structurent la perspective de ses œuvres. Ces formes peuvent sembler bien familières et en même temps énigmatiques. Nous ne percevons en effet de ces habitats souvent précaires que leur enveloppe extérieure. Ne révélant en rien leur contenu, elles deviennent sous le regard du peintre le lieu d’un questionnement sur l’espace et sur la peinture elle-même. Les architectures industrielles intéressent l’artiste pour leur aspect formel, mais également pour leur pouvoir d’évocation. Profondément marqué par l’histoire du XXème siècle, Jacques Tison ne cesse d’interroger notre rapport au monde et au temps, au paysage et à la mémoire du présent. Évoquant des paysages banals de bords de route, ces architectures silencieuses convoquent implicitement les baraquements des camps de la mort. Entre architecture et paysage, se noue dans son travail pictural un lien profond entre nature et culture, perception sensible et mémoire historique. Au-delà d’un pur rapport hédoniste au temps de l’instant, Jacques Tison établit au cœur même de sa peinture une intime relation dialectique entre ce qui se donne à voir et ce qui échappe à la fugacité de notre regard. Ébloui par la lumière du présent, nous n’entretenons souvent avec le paysage qu’une perception de carte postale. L’acte pictural permet à l’artiste d’étirer en quelque sorte le temps, la durée d’élaboration de l’œuvre offrant un autre investissement du paysage. Ainsi, par le truchement de la peinture et de la représentation, Jacques Tison dessine, construit, subvertit l’image. Au-delà de la dichotomie entre abstraction et figuration qui a longtemps perduré dans notre conception de l’art et en particulier de la peinture, l’artiste explore une voie originale au croisement du paysage et de l’architecture. Ses œuvres s’élaborent selon un savant tressage de la perspective et des composants matériels de l’œuvre. Entre les larges aplats, les différents plans qui composent les tableaux et le traitement pictural des éléments représentatifs, Jacques Tison organise une circulation fluide du regard.

D’un point de vue plastique, ses œuvres se détachent ces dernières années d’une approche matiériste pour privilégier des textures fines. Avec une grande économie de moyens, dans un geste à la fois libéré et maîtrisé, l’artiste joue avec le blanc de la toile, en effectuant des réserves, mettant en évidence le processus plastique lui-même, la surface même de l’œuvre et son interaction avec la lumière. À cet égard, l’artiste dispose des toiles monochromes, dans ses compositions en diptyque, triptyque ou polyptyque, qui renforcent la littéralité du support et « l’effet de plan ». Un autre élément caractéristique de son travail est son lien avec la sérialité. Tous les peintres contemporains se confrontent d’une manière ou d’une autre à la pratique de la série. Par la diversité de ses formats et la remise en jeu permanente de son travail, Jacques Tison échappe à une stricte sérialité conçue comme démarche systématique. Plutôt que de réaliser des séries dont les composants seraient égaux du début à la fin, Jacques Tison introduit de fines variations des formats et des modalités d’accrochage qui vont au-delà d’une dimension typologique. Déjouant également les académismes de l’accrochage de tableaux, Jacques Tison installe littéralement ses œuvres plus qu’il ne les accroche. Quand il s’agit de grands formats, l’artiste dispose des petits cubes blancs au sol qui font office de socles aux toiles. Les tableaux légèrement surélevés du sol sont adossés au mur. Ces dispositifs de monstration a priori insignifiants induisent pourtant un subtil glissement de l’espace de la représentation à l’espace réel dans lequel nous évoluons. La peinture ainsi installée ne renvoie plus à la conception traditionnelle issue de la Renaissance selon laquelle le tableau est une fenêtre qui s’ouvre sur le monde. Cette mise en espace induit un rapport, non plus illusionniste, mais un tout autre rapport entre la peinture et notre corps.

Tous ces aspects de la peinture de Jacques Tison m’évoquent les analyses de la peinture de Manet par Michel Foucault dans lesquelles le philosophe avance l’hypothèse selon laquelle le scandale d’Olympia ne serait pas exclusivement lié au réalisme du corps et du sujet, mais à l’orientation de la lumière dans le tableau. Avec ses aplats et ses zones blanches, la peinture de Jacques Tison joue comme Manet, en son temps, avec le blanc du support et l’éclairage réel. Face à elle, nous pouvons ressentir la même sensation d’un éclairage frontal, blanc et mat qui incorpore notre regard dans l’œuvre et nous invite à une expérience de la peinture qui se joue dans une interaction constante entre la lumière, la matérialité de la toile, les données physiques de l’espace et le corps du regardeur. Plutôt que de faire oublier la planéité et la volumétrie de la toile par l’illusion de la profondeur, Jacques Tison joue sur les effets de perspective, de plan, de surface et de volume, pour faire advenir l’événement de la peinture en soi, du tableau lui-même, non plus comme spectacle de la représentation, mais comme corps physique. La « physicalité » de son œuvre ne signifie pas qu’il n’y a pas d’autres significations à explorer. Comme l’exprime Léonard De Vinci « La pintura e cosa mentale ». Au-delà de l’expérience de la présence purement plastique que sa peinture peut susciter, l’artiste développe une recherche inlassable qui ne fournit pas d’éléments de réponse, mais éclaire, par les moyens propres de la peinture, notre rapport à la fois sensible et historique au monde.

Si Jacques Tison peint la peinture, l’artiste n’oublie pas le monde dans un système auto-référent. C’est sans doute pour cette attention particulière au monde que l’artiste reste attaché au motif, au monde visible et au paysage. Des œuvres récentes de l’artiste présentent des habitats précaires, tentes, lieux de belligérance, évoquant le drame et les conditions de vie des personnes migrantes. Touchant à l’abstraction et à un certain formalisme, la peinture de Jacques Tison s’avère finalement politique, toujours sensible aux événements tragiques du monde. Si ses œuvres nous invitent à une contemplation des formes et des couleurs, de toile en toile, de série en série, l’artiste poursuit une perspective, remettant à chaque fois en question les pouvoirs de la peinture à « dire le monde » parfois dans toute sa dureté. Non dénuée d’une réflexion politique sur l’état du monde qui infléchit son travail à mesure qu’il avance, Jacques Tison évoque pour moi l’image éternelle du peintre qui ne cesse de repenser la place de l’être humain dans la nature et l’histoire. La présence des architectures dans les œuvres de Jacques Tison est peut-être symptomatique de cette recherche fondamentale d’habiter le monde. Tout en étant ouverte aux tourments de l’actualité, sa peinture est animée par un étonnement qui traverse l’histoire de l’art et de la pensée. Déjouant l’enfermement de la répétition du même, Jacques Tison est un artiste qui doute et fait de son doute un acte créateur. Cette inquiétude du peintre offre une œuvre qui ne cesse d’explorer de nouveaux sentiers tout en poursuivant le même dessein. Sans aucune certitude et prétention, son œuvre nous incite à un questionnement ontologique sur l’existence même des choses. Il y a une démarche toute phénoménologique dans cette quête du peintre de chercher à saisir quelque chose d’une vérité de la perception. Le doute profond qui caractérise son travail pourrait sembler une faiblesse. Il est en réalité une force, celle de ne présumer de rien, de n’avoir pas la prétention de savoir. C’est peut-être là que réside la beauté de sa démarche de léguer à l’avenir l’histoire d’un être qui doute.

                                                                                                                                                                                                                  Jérôme Carrié

                                                                                                                                                                                                                         Mai 2024

                                                                                                                                                                                                                        

 

 

 

 Documents exposition Fondation Espace Ecureuil .Toulouse 2022

 

"La fiction me suit comme une ombre, alors que tout ce que je voudrais c'est dormir."

 

Ce qui fait sens pour l'artiste jacques Tison, dans cette phrase, devenue titre de l'exposition et extraite du Livre de l'intranquillité de Fernando Pessoa, c'est le mot fiction.

 

Qu'est ce que le peintre se raconte comme histoire, en peignant sa toile?

 

Jacques Tison se nourrit du paysage qui l'environne et des images qu'il croise ici et là, suivant diverses sources inspirantes: l'architecture, le graphisme...

"Les images viennent à nous" dit-il. Le réel, dans sa répétition-voir tous les jours la même chose, faire le même trajet, être confronté aux mêmes espaces- laisse une empreinte sur la rétine et se transforme en image. C'est à dire en récit, en fiction. Il ne s'agit pas de rendre ici au mieux la réalité, bien au contraire.

Le traitement pictural est là pour fictionner le réel.

 

Les grands aplats blancs, les architectures vides aux ouvertures percées, les accords froids des couleurs donnent à voir une figure comme creusée dans la toile, un paysage révélé par le peintre qui est allé le chercher au fin fond de la peinture. Il n'a pas recouvert la toile de lignes et de couleurs, mais il en a creusé la surface blanche et au-delà, celle du mur même, comme un sculpteur va chercher dans le marbre la forme qui s'y tient . Il creuse et va chercher à faire advenir un paysage intérieur, silencieux et vaste, en dehors de toute agitation, de toute dispersion.

 

Comme pour les images, jacques Tison laisse aussi advenir les mots. Il dit que lorsque ce projet d'exposition fut formulé, le mot qui se présenta est translation. Il s'agit donc de déplacer quelque chose d'un lieu à un autre. En ce sens, très prosaïquement, une exposition est un acte de translation. Au-delà, il y a quelque chose d'un glissement fluide dans la peinture de jacques Tison. Le regard se déplace du sujet peint à l'aplat, sorte d'ouverture sur le vide, invitation à accélérer le regard, sortir de la peinture. Glissement. Mouvement, de la peinture vers le blanc, vers le mur...

Il dit: "En peinture, dans le même geste on cache et on révèle."

 

Dans l'espace d'exposition, les peintures posées sur des plots, parfois, plutôt qu' accrochées aux murs, les toiles blanches non peintes, puis un grand aplat de mur blanc, les petits formats qui chahutent l'œil vers le trop haut, le trop bas, des volumes entre sculpture et peinture dans l'espace...donnent une impression de continuité à l'ensemble. Nous, spectateurs, n'allons pas de toile en toile, mais sommes invités à circuler dans un espace cohérent et fluide. Oui, un paysage du Tarn et Garonne semble faire territoire commun avec une maison perdue dans les neiges norvégiennes. Par le pouvoir de l'espace pictural de jacques Tison, celui-là même ou la fiction nous suit comme une ombre.

 

Sylvie Corroler directrice de la Fondation espace écureuil pour l'art contemporain                                                               janvier 2022

 

 

Entretien de Jacques Tison avec Sylvie Corroler (directrice de la Fondation Espace Ecureuil)
( film de François Talairach –décembre 2021)

Parcours des Arts Sud et Espagne n 69 -Janvier 2022

 Exposition Espace Croix Baragnon. Toulouse 2017

 

Jacques Tison peint des images, des grands formats , des grands silences, des paysages, des architectures, du blanc, du vide. Des paysages qui n'en seraient pas ou juste des prétextes pour atteindre la peinture, l'idée même de la peinture dans ce qu'elle incarne du doute du peintre.

Mais la peinture demeure, révélée par l'image et ne peut échapper à l'évocation d'un état de solitude et d'interrogation devant ces paysages énigmatiques, déjà vus mais inconnus, portant de somptueux fragments de peinture à déceler dans ces faux-semblant d'absence.

Et là où le peintre aspire à la disparition et à l'inaccompli, des lignes traversantes, une ombre, un feuillage, un caisson enseveli, des neiges bleutées, un ciel blanchi, un champ en détrempe s'insinuent dans l'espace et la dé-matérialité de la peinture, comme des résistances précieuses, inévitables, presque involontaires...

                                                                                                                                                                                                    Brigit Bosch. 2017

 

Il n’y a pas si longtemps je côtoyais rêveur les maisons de Jacques Tison. Jamais mon regard n’en traversait les murs. Jamais d’échos entre ces bâtiments aveugles. Je me heurtais à de l’opaque, à du mat insonore, à de l’ombre claire. C’est cela. De l’ombre claire. Mais pourquoi, me disais-je vouloir percer le secret de ces constructions de craie ? Maisons parfois sorties trempées des bassins bleus d’une carrière, sémaphores improbables baignant dans la clarté lunaire. Non. Jacques Tison, tu gardais en ces murs de zinc ton secret de peintre. Dans ce mat insonore respirait doucement l’implacable géométrie des formes dans l’éclat des blancs d’argent ou de titane et ces grands à-plat de blés-murs. Ton secret de peintre, ne le tiens-tu pas des autres éblouis des ciels de Sainte Victoire et que tu aurais gentiment écartés de ton chemin – chemin actuel d’un peintre de son époque dont l’intelligence laisse aller la contemplation, la vision intérieure, mais toujours la bride sur l’encolure prête à relever du mors la trop fougueuse allure ? Et ne l’as-tu pas pensé, ou étais-tu pensé en composant ces formes, à ces parois insondables de blocs de silence que nous a légué l’histoire, de blocs de silence où s’entendent parfois si l’on est encore à l’écoute, ces terribles murmures, ces clameurs oubliées ?

N’est-ce pas à ce moment, moment de clairvoyance, Jacques, qu’il m’a été donné d’entendre dans cette lumière, dans ta lumière de zinc et de blé, s’élever le chant des foules disparues, des cohortes libérées et de voir alors s’ouvrir les murs et se déverser dans l’espace que tu leur auras réservé, si sacré, si vaste, cette musique insoupçonnable, magnifique et terrible dans sa ténuité même de simple pellicule colorée ?

Xavier Krebs

5 février 2013